Monumentum
J'ai dressé, sortant de la milonga, un monument, celui d'un bel après-midi tango. Avant que ne s'étiole le souvenir. Je suis partie après une danse avec, ce que j'appelle d'une manière qu'on jugera peut-être expéditive, mais qui me convient, un mauvais danseur. Je me suis dit que ça y était, un nouveau cycle commençait, que la courbe s'inversait, que peut-être dans les bras des facheux qui semblaient là tous prêts à m'inviter, j'allais oublier tous les bons danseurs avec lesquels j'avais partagé un moment de pur tango. Je suis partie quand le cœur en fête, le corps comblé, l'esprit nourri, l'âme, sinon purifiée (le tango n'y suffira jamais) du moins allégée, j'ai pensé perdre ce qui m'avait soutenue tout l'après-midi : un sentiment de vitalité, et plus encore, ce qui fait que le tango n'est pas que vanité, un vague sentiment d'immortalité.
Un tango réussi, c'est un éclat d'éternité qui nous transperce.
Un tango réussi c'est comme une crête écumante de laquelle on contemple un horizon sans fin : on oublie qu'on va mourir. A l'inverse quand tu t'ennuies dans les bras d'un danseur, tu crains de sombrer dans ta propre vacuité, l'illusion du temps suspendu n'est plus possible. L'instant ne se déploie plus dans un hors temps, il pèse et ? - et s'éternise.
Un tango raté est comme un memento mori.
Il fallait bien, oui, dresser un monument de cet après-midi, au milieu des feuilles mortes et à coté d'un monument aux morts. On m'a qui plus est complimentée pour ma robe. J'ai percé le mystère du visiteur qui utilise différents pseudos pour commenter mon blog. J'ai revu un ami cher. J'ai eu le plaisir goûtu de pouvoir dire « ta gueule » à une espèce de roquet en robe outrée qu'on puisse s'asseoir sur son siège. J'ai feint de m'étonner lorsqu'un danseur, venu m'inviter une deuxième fois, m'a dit que cela ne se faisait pas : ah ? Pourquoi ça ? Allons-y, dansons.
J'ai transpiré - j'ai vécu.
Je ne vois pas comment mieux remplir son temps.